9 septembre 2021
Carole Després est professeure d’architecture depuis 1989. Membre fondatrice du Groupe interdisciplinaire de recherche sur les banlieues (GIRBa) et du consortium de recherche Schola, elle est passionnée par sa mission pédagogique ainsi que par le renouvellement des connaissances qu’elle assure par le biais de la recherche-création et de la recherche-action. Voici le portrait de cette chercheuse dont l’approche transdisciplinaire de recherche inspire la relève.
Pourquoi avez-vous choisi de faire carrière en recherche ?
Durant mon baccalauréat en architecture, j’ai été auxiliaire de recherche pour Denise Piché qui allait devenir ma collègue. C’est là que j’ai eu la piqure. J’ai aussi toujours été intéressée par la pédagogie. Mon père était enseignant et c’est une vocation qui m’interpellait. Produire des connaissances pour nourrir l’enseignement et former la relève, c’est mon modus vivendi.
Mon intérêt pour l’étude de la banlieue s’est développé pendant mes études de maîtrise lors desquelles je me suis penchée sur la reproduction du style de la maison canadienne française dans les nouveaux développements. Les significations de ce phénomène m’ont intéressée et c’est ainsi que j’ai décidé de faire mon doctorat en Environnent-Behavior Studies, à l’Université du Wisconsin à Milwaukee. La figure du yin et du yang illustre bien en quoi consiste ce domaine d’étude : l’environnement bâti serait le yin et ses utilisateurs, le yang. La mission du designer est de créer la meilleure interface possible entre les deux, dans le but d’améliorer l’expérience quotidienne.
Dans le cadre de ma thèse, je me suis intéressée au rapport affectif qu’entretiennent les gens avec leur logement pour en faire un « chez-soi ». De retour au Québec en 1989, j’ai poursuivi dans cette lancée, avec ma première subvention de recherche qui portait sur la forme, les usages et les significations d’un type de bâtiment d’habitation spécifique au Québec, soit le triplex, dans le quartier Limoilou (figure 1).
Comment vous décrivez-vous en tant que chercheuse ?
Peut-être une chercheuse « indisciplinée » dans le sens où je ne suis pas campée dans une approche particulière de collecte ou d’analyse de données. J’ai un grand coffre à outils. Quand j’analyse un problème de recherche, que ce soit à l’échelle du bâtiment, du quartier ou du territoire, je me demande quelle est la meilleure stratégie à mettre de l’avant et qui sont les chercheurs et collaborateurs à interpeller pour travailler sur le sujet. Je me décris aussi comme une chercheure-designer, préoccupée par le fait que la recherche doit servir à « faire mieux » en matière d’aménagement de nos milieux de vie. Cela dit, je me vois d’abord comme une pédagogue dont le rôle est de former des architectes praticiens réflexifs, en leur partageant des connaissances de pointe et en les initiant à la recherche.
Sur quoi portent vos recherches actuelles ?
Mes travaux actuels se structurent autour de deux grands domaines et échelles d’intervention : d’un côté, la rénovation des écoles au sein du consortium de recherche Schola (figure 2); de l’autre, l’étalement urbain au sein du Groupe interdisciplinaire de recherche sur les banlieues.
Les recherches que je mène à l’échelle architecturale sont généralement issues de commandes de milieux preneurs de connaissances, principalement en matière de programmation architecturale. Ce champ de recherche appliquée de l’architecture analyse les activités humaines ayant cours dans un bâtiment et permet de définir les besoins de ses différents usagers en termes qualitatif et quantitatif. Le programme architectural, obligatoire pour les milieux institutionnels, fournit aux architectes des directives ou balises pour encadrer le développement des hypothèses de design. De 2001 à2013, avec ma collègue Denise Piché, j’ai travaillé à la programmation de milieux de soins avec des mandataires comme l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont, la Corporation d’hébergement du Québec ou le MSSS. En 2010, j’ai débuté mes travaux sur les écoles primaires et secondaires qui ont mené, en 2017, à la mise en place du consortium de recherche Schola, avec l’obtention d’une importante subvention du MEQ pour développer d’ici 2022 une plateforme d’expertise pour la rénovation des écoles. Plusieurs collègues de l’École d’architecture et de l’École de design de la FAAAD ont pris en charge des volets spécifiques de ce programme de recherche.
Au sein du GIRBa, je réalise des travaux sur la ville, les quartiers et l’habitation depuis plus de 20 ans. La mission initiale, définie dès 1998 avec mes collègues Andrée Fortin et Geneviève Vachon, était de réfléchir au vieillissement social et physiques de banlieues d’après-guerre et aux manières de requalifier ces dernières pour ralentir l’étalement urbain. Ces travaux ont mené à plusieurs propositions de requalification pour ces milieux, soutenant une intensification douce, ainsi que des pratiques de mobilité et de consommation plus durables (figure 3). Ces enjeux sont toujours d’actualité, particulièrement avec la crise sanitaire cette dernière année. Si nos travaux publiés dans La banlieue revisitée (2002) et La banlieue s’étale (2011) suggéraient déjà que les préférences résidentielles de la majorité n’allaient pas vers des condos dans des tours mais vers des habitations de faible à moyenne densités, ces tendances n’ont fait que s’exacerber, tel que le révèle le marché actuel de l’habitation.
Comment les liens que vous entretenez avec vos collègues nourrissent-ils vos recherches ?
Mon approche inter- voire transdiciplinaire à l’étude des relations personnes-milieux rend ces collaborations essentielles. Dès ma première recherche sur les triplex de Limoilou, je me suis associée à Pierre Larochelle formé en typomorphologie pour analyser ce type d’architecture. Dans les années qui ont suivi où j’ai abordé la question du vieillissement social et physique des banlieues, j’ai fait appel à ma collègue sociologue Andrée Fortin pour définir et étudier cette problématique de recherche. Trois ans plus tard, Geneviève Vachon se joignait à nous pour fonder le GIRBa, avec une contribution importante au développement de la recherche-action et de la recherche-création. Il s’agit d’un aspect fondamental des recherches que je dirige qui visent non seulement à développer des connaissances fondamentales, mais aussi des propositions de design pour éclairer les politiques et les pratiques d’aménagement, avec un accent sur la conception d’outils d’aide à la décision à travers le recours à des processus participatifs auxquels contribuent tour à tour fonctionnaires, élus, gestionnaires, praticiens, groupes d’acteurs locaux et citoyens. Plus récemment, j’ai travaillé avec ma collègue anthropologue Manon Boulianne et des collègues en nutrition, en économie agroalimentaire et en droit autour de la caractérisation du système alimentaire de Québec. Après 32 ans d’enseignement et recherche, ça me passionne toujours autant d’apprendre d’experts provenant de disciplines autres que la mienne, ainsi que de groupes d’acteurs et de citoyens de divers milieux.
Comment évaluez-vous la ou les contribution(s) de vos recherches à l’évolution des débats publics en aménagement du territoire ?
Je pense qu’au fil des ans, j’ai su développer des relations de confiance avec les acteurs du milieu, avec beaucoup d’efforts mis sur la vulgarisation des résultats de recherches menées avec mes collègues et étudiants. Les travaux du GIRBa et de Schola ont contribué, et continuent de le faire, à améliorer les connaissances de nombreux acteurs des enjeux et défis associés à la requalification des milieux ou à la rénovation de bâtiments. Par exemple, les deux ouvrages du GIRBa sur la banlieue ont nourri certaines pistes d’actions mises de l’avant dans le premier le Plan Directeur d’Aménagement et de Développement (PDAD) de la Ville de Québec. Des organisations comme Vivre en ville à Québec ou l’Arpent à Montréal offrent dorénavant des expertises qui s’inscrivent dans la lignée de nos résultats de recherche.
Dans le cas des travaux menés au sein du consortium de recherche Schola, ce sont 69 commissions scolaires et près de 400 écoles qui collaborent avec nous. Un colloque virtuel tenu en juin dernier a réuni plus de 200 acteurs concernés par la rénovation des écoles de partout au Québec. Les bases de données provinciales que nous avons constituées avec la collaboration de ces milieux serviront à développer la plateforme d’expertise en rénovation scolaire qui sera mise à leur disposition.
Cela dit, le pouvoir politique du professeur-chercheur est limité. Aussi, avec les années, je suis devenue plus réaliste sur ma capacité d’infléchir des pratiques d’aménagement qui persistent malgré des résultats de recherche qui suggèrent de faire autrement. En tant que professeure d’université, mon pouvoir réside beaucoup plus dans ma capacité de transformer la manière dont se pratique l’architecture ou l’urbanisme en formant la relève. Par exemple, Erick Rivard, architecte et designer urbain formé au sein du GIRBa, fait couramment appel à des démarches de design participatif dans sa pratique.
Quelles pistes souhaitez-vous explorer dans vos recherches futures ?
Je vise bien sûr à livrer la plateforme web sur la rénovation des écoles à la fin 2022 et à assurer sa pérennité.
Dans la foulée des activités du GIRBa et de celles du groupe Accès à la cité que dirige Marie-Hélène Vandersmissen, j’ai récemment mis sur pied une cellule de recherche « Ville et COVID ». Avec les collègues Dominique Morin, Sébastien Lord et Thierry Ramadier, nous allons examiner les impacts de la pandémie sur la transformation des modes de vie et des aspirations résidentielles. Je souhaite vraiment que les travaux accomplis au sein du GIRBa sur la requalification des banlieues soit examinés en fonction de la réalité vécue pendant et après la pandémie.
Au point où j’en suis dans ma carrière, j’ai aussi beaucoup de données qui dorment dans des tiroirs que je vise à diffuser. Je souhaite notamment publier un 3e ouvrage collectif sur les banlieues et un autre sur la rénovation des écoles. De manière générale, je souhaite aussi livrer à ma retraite un ouvrage écrit dans un style plus familier pour sensibiliser la population au rôle important que joue le cadre bâti dans leur quotidien.
Comment voyez-vous l’avenir de la recherche en aménagement du territoire ?
La recherche en urbanisme et en architecture n’aura jamais été aussi pertinente, notamment en raison du vieillissement de nos infrastructures héritées du babyboom et de la Révolution tranquille, des changements climatiques et du développement durable, des préoccupations pour la santé et le bien être des jeunes et des moins jeunes, de la pandémie, et j’en passe. Ce sont tous des sujets d’actualité qui touchent la forme des villes et des villages et leur architecture. Il est essentiel de développer la recherche dans nos disciplines et de multiplier le nombre d’architectes et urbanistes chercheurs.