11 juin 2024
Emiliano Scanu est professeur adjoint au Département de sociologie de l’Université Laval et nouvellement membre régulier du CRAD.
Découvrez-en plus sur son parcours !
1- Comment avez-vous débuté votre carrière en recherche ?
J’ai entamé mon parcours au Département de sociologie de l’Université de Rome en rédigeant un mémoire de maîtrise sur une facette du mouvement altermondialiste. Ce premier contact avec la recherche a été déterminant, m’incitant à poursuivre dans cette voie. La liberté inhérente à la recherche et le désir d’explorer des sujets peu explorés ont été des moteurs puissants. Il est parfois surprenant de constater le peu de travaux existants sur certains sujets, ce qui rend la démarche de recherche encore plus stimulante.
Une fois ma maîtrise terminée, mon directeur de mémoire m’a suggéré de poursuivre mes études à l’étranger. À l’époque, j’envisageais déjà de m’établir au Québec. J’ai donc rapidement pris contact avec des chercheurs de l’Université Laval, pour finalement entamer un doctorat sous la direction de Louis Guay, aujourd’hui professeur retraité au Département de sociologie, spécialiste sur les questions touchant aux enjeux socioenvironnementaux, notamment urbains et en lien avec l’aménagement, l’action publique et les controverses. M. Guay m’a proposé de travailler sur les villes et les changements climatiques. Il faut souligner qu’il y a une quinzaine d’années, le sujet était peu exploré, ce qui m’emballait encore davantage ! Ce projet de doctorat m’a aussi permis d’affirmer une grande passion que je portais déjà pour la sociologie de l’environnement en menant une recherche comparative sur l’action climatique de la ville de Québec et la ville de Gênes.
À la suite de mon doctorat, c’était tout à fait naturel pour moi de poursuivre mes études, les avantages me paraissaient évidents : élargir mon terrain, développer mes connaissances, acquérir de l’expérience ailleurs, etc. Mon premier postdoctorat était à l’INRS au Centre Urbanisation, Culture et Société où j’ai pu plonger dans le champ des études urbaines, une expérience empreinte d’interdisciplinarité et très enrichissante pour moi. Finalement, j’ai effectué un postdoctorat ici, au CRAD, où j’ai travaillé sur l’évolution du débat sur le transport dans la ville de Québec.
Une fois mes études complétées, j’ai fait le saut vers la recherche plus appliquée en travaillant à l’Unité mixte de recherche en sciences urbaines de l’Université Laval où j’étais responsable de l’axe « Transport intelligent et mobilité inclusive ». Mon quotidien, c’était de faire de la RED (recherche et développement). Cette démarche consistait à combiner la recherche théorique avec les exigences spécifiques de certaines start-ups afin de concevoir des solutions en matière de mobilité durable.
Finalement, j’ai eu une expérience professionnelle au Fonds de recherche du Québec où j’ai pu connaître les grands enjeux du financement de recherche, les manières de faire, les processus d’évaluation et d’attribution en place.
En somme, ces expériences m’ont permis de saisir l’ensemble des interactions se déployant dans l’écosystème de la recherche. Mon parcours était loin d’être aléatoire, j’ai toujours tenté de configurer ma démarche, mes expériences académiques et professionnelles, pour pouvoir faire de la recherche à plus long terme, tout en sachant que j’avais une chance sur mille de pouvoir en faire un jour à titre de professeur. À mon plus grand bonheur, j’ai maintenant le privilège d’enseigner et de faire de la recherche en tant que professeur adjoint au Département de sociologie de l’Université Laval.
2- D’où vient votre motivation pour la recherche universitaire ?
Je dois dire que j’ai toujours été nourri par un désir de creuser, de pousser des connaissances, une curiosité profonde de comprendre, de remettre en question. Le sentiment d’avoir un impact sur la science et sur la société est certainement gratifiant. À mon avis, à titre de chercheurs, on peut avoir un impact sans nécessairement adopter un ton directif en disant aux gens ce qu’ils doivent faire ou quelle doit être la solution à un phénomène X, Y, Z. En fait, on peut avoir un impact en adoptant la position d’un éclaireur, en mettant de la lumière sur des phénomènes, des défis, des enjeux, en les révélant au grand jour. Ce que je souhaite avant tout dans mes cours, c’est de fournir aux étudiantes et étudiants une boussole pour naviguer dans le chaos de l’action environnementale et climatique pour qu’ils soient en mesure de comprendre à 360 degrés ce qui se fait actuellement, d’en saisir les différentes nuances, et d’adopter un regard analytique et essentiellement critique sur le monde qui nous entoure.
3- Quels sont vos intérêts de recherche, sur quoi portent vos recherches actuelles ?
Dans l’ensemble de mes travaux, je privilégie l’approche interprétative qui s’intéresse au sens que les gens attribuent à leurs actions et à la réalité qui les entoure. Je m’intéresse donc davantage aux représentations portées par les individus qu’aux données sociodémographiques quantitatives.
Mon champ d’études, la sociologie, s’intéresse aux transformations de la société. Il y a toujours eu de grands enjeux au cours de l’histoire qui ont été étudiés à partir du prisme sociologique. Aujourd’hui, je crois qu’il faut comprendre la société actuelle à travers les enjeux environnementaux et la manière dont on se positionne face à ces enjeux. Explorer comment ces enjeux entraînent une réorganisation de la société constitue, à mon sens, une voie fructueuse pour étudier la modernité et ses multiples déclinaisons.
Cela étant dit, je m’intéresse plus particulièrement à l’étude de la ville, et donc des espaces qu’elle englobe, ainsi qu’à son aménagement, dont le transport constitue un élément essentiel. Le transport ne se limite pas uniquement au déplacement physique, il façonne également les relations sociales, amplifie les inégalités et agit comme un vecteur de destruction environnementale. Toutefois, bien qu’il soit une partie du problème, le transport représente aussi une composante de la solution. L’étude du transport revêt une importance particulière en raison de son impact considérable sur la société et l’environnement, et il est donc très pertinent d’un point de vue sociologique.
J’ai récemment obtenu une subvention des Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC) pour un projet s’intitulant : « La polarisation du débat sur le transport à Québec : mobilités et urbanités contestées à l’heure des changements climatiques ». Dans le cadre de cette recherche, je vais d’abord décortiquer les grandes phases qui caractérisent le débat sur le transport à Québec. J’en vois trois : la phase du consensus sur la mobilité durable, la phase de polarisation entre les tenants du transport en commun et ceux de l’automobilité et finalement, la phase d’intégration, qui s’exprime dans la volonté du gouvernement actuel d’intégrer des projets, qui sont bien différents, sous la bannière de la mobilité durable. Je vais m’attarder plus particulièrement à trois grands projets de mobilité qui sont plutôt controversés : le troisième lien, le tramway et la vision de mobilité active 2023-2027. Dans mes recherches, je me penche sur les discours des acteurs, en m’intéressant au langage, à ce qui est écrit, mais aussi aux effets du langage, c’est-à-dire aux actions qui suivent les discours. Ma recherche se situera au croisement des enjeux et répertoires idéologiques liés à l’urbanité, aux changements climatiques et au transport.
4- Quelles pistes souhaitez-vous explorer dans vos recherches futures ?
La comparaison des controverses en matière de transport dans différentes villes par des recherches internationales m’interpelle. Il existe actuellement un manque d’études sur des cas multiples dans ce domaine. Un autre aspect sur lequel je travaille déjà, mais que j’aimerais approfondir, c’est la dimension décisionnelle dans les rapports entre science et politique de l’environnement. J’ai déjà consacré du temps à étudier la manière dont les connaissances relatives aux changements climatiques sont utilisées et sélectionnées. J’aimerais creuser davantage les enjeux endogènes (la production de connaissances) et exogènes (les interactions entre ces connaissances et la sphère politique, sociale et culturelle) des sciences de l’environnement, dont le transport. Par ailleurs, comme le vieillissement de la population est un enjeu central dans nos sociétés, j’aimerais un jour pouvoir explorer les implications environnementales du vieillissement de notre société.
5- Comment pourriez-vous vous décrire en tant que chercheur ?
Pour moi, les clivages qu’on observe actuellement dans le développement des projets de mobilités sont très intéressants puisqu’ils nous interrogent d’une certaine manière sur notre rapport à la science. Par exemple, on a souvent besoin d’études scientifiques solides pour justifier des projets de mobilité durable, alors que les projets autoroutiers ne semblent pas avoir besoin de s’appuyer sur des assises scientifiques. On est ainsi confrontés à une sorte de conflit entre deux types de savoir : la connaissance scientifique, d’une part, et ce qu’on pourrait appeler le « gros bon sens », d’autre part. Pour moi, ce clivage est d’ordre sociopolitique et parle beaucoup. En tant que chercheur, je ne suis pas de ceux qui prônent une adhésion aveugle au savoir scientifique. À mon sens, la science avance des propositions, mais c’est à chacun et ultimement, à la société, de les accepter ou non. Je suis aussi d’avis que tant qu’il y aura des débats libres de censure et que la démocratie persiste, nous allons demeurer en bonne posture pour faire face aux grands défis qui nous attendent. Le débat et l’éducation sont essentiels à notre survie. Il ne faut pas être naïf et penser que parce qu’on produit plus de science, « meilleures » seront les décisions prises par la société.
6- Comment voyez-vous l’avenir de la recherche en aménagement du territoire ?
Je prédis un futur « rose » pour la recherche en aménagement. Avec les transformations socioéconomiques très importantes qui bouleversent et bouleverseront nos sociétés, les enjeux sur lesquels travailler ne vont pas manquer. Nous aurons certainement besoin d’adopter une position d’adaptation perpétuelle aux changements socioécologiques. Je pense aussi que les sciences ouvertes, les sciences citoyennes, le savoir alternatif et expérientiel prendront de plus en plus de place et permettront de bâtir des approches plus holistiques pour aborder les grands défis sociétaux contemporains.
Entrevue réalisée par Melina Marcoux, coordonnatrice du CRAD, 2024.