6 octobre 2021
Stéphane Roche est professeur de sciences géomatiques depuis 2003. Passionné par l’étude des stratégies d’organisation spatiale des sociétés humaines, il multiplie les collaborations avec des partenaires internationaux et locaux afin de développer des projets visant l’accompagnement de la transition numérique des villes. Découvrez cette vitrine qui présente le parcours d’un chercheur motivé par le décloisonnement des disciplines au profit d’une ville intelligente plus inclusive.
Comment avez-vous débuté votre carrière en recherche ?
Il y a 25 ans, ingénieur fraichement diplômé, je réalisais mon Diplôme d’Études Approfondies (DEA) en aménagement du territoire à l’Université d’Angers en France et je travaillais sur des enjeux de développement local en milieu rural. Je me suis ensuite engagé dans une thèse de doctorat et comme je voulais qu’il y ait une dimension plus technique, j’ai fait des démarches afin de mettre en place une codirection avec Yvan Bédard, alors professeur au département des sciences géomatiques de l’Université Laval. Après mon doctorat, j’ai été recruté en 1998 par l’Université d’Angers comme maître de conférences/chercheur au CNRS. Durant ces années, je suis resté en contact avec mes collègues de l’Université Laval, Claude Caron et Yvan Bédard.
Déjà à cette époque, je m’intéressais beaucoup aux rapports de pouvoir, à la gouvernance en milieu municipal, mais je voulais regarder ces questions à travers le prisme de la transition numérique et de l’adoption des technologies géomatiques. J’avais beaucoup d’intérêt pour les grandes initiatives québécoises qui ont permis à la fois à l’industrie en géomatique de se structurer et au milieu municipal de se développer. La codirection avec Yvan Bédard m’a non seulement permis de comprendre les enjeux techniques de développement des systèmes dans les organisations, mais aussi d’entrer dans le monde de la géomatique et de collaborer avec des chercheurs comme Marius Thériault, professeur émérite en sciences géographiques et membre régulier du CRAD. Ainsi, en 2003 j’ai décroché un poste de professeur au département des sciences géomatiques à l’Université Laval.
Pourquoi votre domaine de recherche vous passionne-t-il ?
Je m’intéresse aux modes d’organisation spatiale des sociétés humaines. Il y a plein de façons d’aborder cela et moi je le fais à travers la transition numérique et l’appropriation de la technologie. J’utilise cette paire de lunettes pour comprendre comment l’espace est une variable qui vient influencer les modes de travail, d’interactions, de décision, de déplacements… C’est passionnant d’étudier les façons dont le numérique transforme le rapport à l’espace et au temps. Je m’intéresse beaucoup au raisonnement spatial, comment on résout des problèmes spatialement, comment on en arrive à des conclusions, à prendre des décisions sur la base de représentations mentales (de la façon dont on comprend le monde autour de nous), comment on pourrait faire en sorte que ce soit plus conscient et plus ancré dans un certain nombre de politiques et même dans l’enseignement, pourquoi pas ?
Comment vous décrivez-vous en tant que chercheur ?
Je suis quelqu’un de très inter -voire transdisciplinaire, ce qui est à la fois une force et une faiblesse. Je suis surtout un généraliste, si on me demandait quel est mon domaine, je ne saurais trop que dire. Je suis dans la catégorie des gens qui dans une forêt s’intéressent à la forêt plutôt qu’à chacun des arbres.
Sur quoi portent vos recherches actuelles ?
Les objets de recherche auxquels je m’intéresse sont les villes dites-intelligentes, la transition numérique urbaine, la gouvernance, la gestion des infrastructures, les modalités d’engagement citoyen, la participation, etc.
Un de mes projets actuel s’inscrit en collaboration avec les chercheurs du CIRRIS, notamment dans l’équipe de François Routhier. Je participe à la réflexion autour des enjeux d’inclusion et aux façons dont le numérique intervient sur des dimensions d’accessibilité (figure 1). Leurs travaux sur le processus de production du handicap m’intéressent beaucoup, dans le sens où le handicap n’est pas seulement le fait de la personne, mais d’une inadéquation du milieu par rapport à la personne et son mode de fonctionnement. J’ai publié avec Andrée-Anne Blacutt à propos de ces travaux dans la revue Smart cities par exemple.
Le deuxième axe de ma programmation de recherche concerne le phénomène de l’urbanisation mondialisée. Je réfléchis aux enjeux autour de l’urbain anthropocène sous l’angle de la transition numérique. Dans le cadre d’un projet que je mène avec Votepour.ca, une OBNL de Québec, on s’interroge sur les échelles auxquelles sont associés les problèmes ou les solutions dans le cadre d’interactions avec les citoyens. Notre hypothèse de base est que la prise en compte d’indicateurs géographiques liés au « sens du lieu » pourrait être un levier d’engagement face à certains projets. On a déposé une lettre d’intention auprès du fond d’action et de sensibilisation climat du fédéral visant, entre autres, à développer des solutions qui aident à comprendre les émissions de GES et à améliorer l’efficacité des mesures d’atténuation dans les villes et les municipalités. À travers la plateforme de Votepour.ca, on veut essayer de produire des indicateurs qui prennent en compte les émissions communautaires des ménages pour les mettre en perspective par rapport aux mesures et à l’opinion publique. On veut développer ces indicateurs, à différentes échelles, et se tenter de comprendre pourquoi ça fonctionne dans certains lieux et pas dans d’autres et faire le lien avec le discours.
Le troisième axe de mes travaux portent sur l’usage de l’information géographique et il a débuté par un projet Engage (CRSNG) réalisé en collaboration OpenNorth (OBNL de Montréal) à propos des enjeux des désert de données. En France, ils appellent cela « le blanc des cartes ». Cela fait référence aux enjeux de la pauvreté informationnelle, de l’absence ou de la carence de données (volontairement ou non). Dans un monde gouverné par la donnée, cela signifie que l’on n’est pas informé sur ce qui se passe et que l’on ne peut pas intervenir de façon équitable. L’enjeu n’est pas tant l’accès à la technologie (ordinateur, réseau, etc.), mais plutôt celui de l’accès inclusif aux services, il s’agit en quelque sorte d’explorer la question de la justice spatiale en observant les iniquités dans la distribution spatiale des données.
Comment évaluez-vous la ou les contribution(s) de vos recherches sur l’évolution des débats publics en aménagement du territoire ?
J’ai été plutôt actif durant les dernières années pour alimenter les réflexions autour de l’intégration du numérique dans les stratégies gouvernementales. Par exemple, je sais qu’il y a des recommandations auxquelles j’ai contribué avec d’autres qui ont été retenues dans le cadre de la stratégie numérique du Gouvernement du Québec, notamment au sujet de l’importance de mettre sur pied un conseil national sur ces questions-là. On voit des impacts sur les politiques, surtout quand il y a des leviers d’actions qui sont déployés et qui ont du poids sur les pratiques professionnelles, c’est à ce moment que j’ai l’impression d’avoir une contribution.
Quelles pistes souhaitez-vous explorer dans vos recherches futures ?
L’urbain anthropocène, l’adaptation aux changements climatiques et l’intégration d’une réflexion spatiale dans les pistes de solutions à mettre en œuvre. Il faut avoir les bonnes manettes, ça va demander beaucoup d’efforts à beaucoup de monde. Le problème n’est pas seulement de faire en sorte que les gens comprennent, mais il est aussi d’accompagner les changements de comportements.
Comme chercheur, je souhaite mobiliser des méthodes pour mieux comprendre les enjeux relatifs à l’attachement, la familiarité et l’appropriation spatial, la construction des lieux urbains en quelque sorte. Dans des quartiers comme Limoilou ou St-Jean-Baptiste, la population se mobilise et s’engage beaucoup sans déployer d’incitatifs, il y a là un attachement fort à un certain nombre de valeurs que les gens associent à ces espaces-là, valeurs qui créent du lieu. Il y a encore du travail pour améliorer les outils et méthodes qui nous permettent de mieux caractériser, intégrer et comprendre ces enjeux de participation citoyenne.
Comment voyez-vous l’avenir de la recherche en aménagement du territoire ?
La dynamique d’urbanisation globale est sous-tendue par deux forces: d’une part, la majorité de la population mondiale se retrouve dans les villes, pas que des grandes, des petites, des moyennes aussi et d’autre part, les comportements s’urbanisent. Autrement dit, il y a de plus en plus de gens en dehors des villes qui adoptent des comportements urbains. La dichotomie entre villes et campagnes s’estompe, ou en tout cas n’est pas suffisante pour comprendre la complexité des dynamiques spatiales contemporaines. La ville est un objet plurimillénaire qui mérite d’être revisité. Car en effet, au fond, tout en s’imposant encore d’avantage comme le principal mode d’organisation spatial de nos sociétés, les transitions qui la parcourent la transforment en profondeur. Quelles seront les villes du futur? Grande question à laquelle justement tente de répondre le collectif, auquel participent des membres du CRAD, du Réseau international de recherche (IRN) du CNRS « Habiter les villes du futur », dirigé par notre collègue géographe Emmanuel Eveno à Toulouse. Cette question me fait penser à un livre de science-fiction de Robert Silverberg intitulé « Monades urbaines », un livre que j’ai découvert à la suite d’une conférence de Bruno Latour il y a quelques années (figure 4). Les monades représentent l’entité élémentaire, la composante élémentaire d’un tout, mais en même temps, chacune d’elle inclut la totalité de ce qui fait le tout. C’est une image de ce que pourrait être l’organisation spatiale des sociétés humaines en 2250 où les villes sont de grandes tours de 900 étages dans lesquelles on trouve toute la structure sociale et économique, des méga-tours, composantes élémentaires d’un monde urbanisé et intégrant toute la complexité du monde. Les habitants des monades jouissent d’une liberté apparente, mais subissent en même temps un enfermement total, c’est une préfiguration de ce que pourrait être la société. Ce bouquin m’avait fait penser à la notion de « lieu », le lieu c’est à la fois la constituante élémentaire de la ville, mais en un lieu on retrouve aussi tous les enjeux qui font la ville.
Il y a du travail en matière d’aménagement, l’approche du CRAD et de l’ESAD est assez avant-gardiste dans le sens où il y a plusieurs disciplines qui travaillent ensemble sur des projets très en phase avec les grands enjeux auxquels font face nos sociétés contemporaines.